Norman Maclean
...
"Tu aimes raconter des histoires vraies, non ?" m'a demandé mon père. Et
j'ai répondu : "Oui, jaime raconter des histoires qui sont vraies".
Alors,
il m'a demandé : "Une fois que tu en auras fini avec tes histoires vraies,
pourquoi n'essaierais-tu pas, un jour, d'inventer une histoire et les personnages
qui iraient avec ? C'est seulement comme ça que tu comprendras ce qui s'est
passé et pourquoi. Ceux avec qui nous vivons, qui nous sont proches, et que
nous sommes censés connaître le mieux, sont ceux qui nous échappent le plus".
Aujourd'hui, presque tous ceux que j'ai aimés sans les comprendre
quand j'étais jeune sont morts, mais je n'ai pas renoncé à chercher à les
connaître.
Bien
sûr, à mon âge, je ne vaux plus grand-chose comme pêcheur, et bien sûr, le
plus souvent, je pêche seul dans les grandes rivières, malgré mes amis qui
trouvent que ce n'est guère raisonnable. Souvent, comme beaucoup de pêcheurs
à la mouche de l'ouest du Montana, où les jours d'été sont d'une longueur
presque boréale, j'attends la fraîcheur du soir pour commencer à pêcher.
Alors, dans le demi-jour boréal du canyon, tout ce qui existe au monde s'estompe,
et il n'y a plus que mon âme, mes souvenirs, les voix mêlées de la Blackfoot
River, le ryhtme à quatre temps et l'espoir de voir un poisson venir à la
surface.
A la fin, toutes choses viennent se fondre en une seule, et au milieu
coule une rivière. La rivière a creusé son lit au moment du grand déluge,
elle recouvre les rochers d'un élan surgi de l'origine des temps. Sur certains
rochers, il y a la trace laissée par les gouttes d'une pluie immémoriale.
Sous les rochers, il y a les paroles, parfois les paroles sont l'émanation
des rochers eux-mêmes.
Je suis hanté par les eaux.
Norman Maclean - La rivière du sixième jour